The Road to Enlightenment
Je marche sur les coursives, trainant le pied et sirotant un Fanta Free Orange Pêche tout juste sorti du distributeur, j’ai encore une dizaine de minutes à tuer avant de partir, j’entends des gens rire plus loin.
Ils sont une douzaine, plutôt des filles, ils rigolent fort comme quand on s’amuse, de derrière mes lunettes de soleil, je les observe, ralentissant la cadence de mes pas et essayant de la trouver au milieu des autres.
Evidemment qu’elle n’y est pas.
Elle est ailleurs, comme jamais elle n’a été parmi des inconnues.
Pourquoi serait-elle une inconnue à qui je devrais me forcer à parler ?
L’idée me saisit, évidemment, tout le monde me le répète, il suffit de se lancer, de parler, d’échanger quelques mots, pour féconder une relation.
Mon cerveau brûle de honte sur place, je détourne mon regard, passe mon chemin, ma conscience hurle de ma lâcheté et de ma couardise maladive, elle me crie que je passe à côté de tous ces gens, que même si ce n’est pour la connaître, je pourrais au moins finir par m’amuser avec ce groupe, plutôt que d’être seul dans mon coin, mais ma conscience est bien moins puissante que ma réserve.
Un éclat de rire groupé, je commence à rougir, je suis inaperçu d’eux, pourtant, rien que le fait que ma pensée soit orientée vers leurs ébats, je me sens honteux, inutile d’exister, mes réflexions ne sont que FUIS FUIS FUIS FUIS FUIS.
J’accélère la cadence, ésperant atteindre un coin de bâtiment salvateur et sécurisant, je me sens égocentrique de croire que ces personnes pourraient ne serait-ce que me regarder, faire attention à moi, en même temps j’ai tellement honte d’être là et d’être une ombre dans leur paysage, d’avoir ne serait-ce qu’eu l’idée de vouloir leur parler, être près d’eux, discuter yeux dans les yeux avec une de ces filles, lui raconter une histoire où je prononcerais « et là il l’a enculé DIRECT », je marche maintenant comme aux Jeux Olympiques, tentant de battre le record de discretion, quand enfin, je tourne au coin de la coursive, et suis liberé de leur éventuel regard.
Je suis enfin libre, libre de revivre avec moi, libre de penser à mon avenir, à mes vacances sur la route, une Nationale comme la 113, entourée de platanes filtrant un soleil comme des lames jaunes vers l’asphalte, je roule au volant d’une voiture fatiguée, les tissus des sièges sont mous et explosent de poussière lorsque je les tape, comme une soudaine nuée de moustiques s’envolant jusqu’à mes narines pour me faire éternuer franchement sur mon volant en plastique, laissant une subtile goutte de salive sur la vitre masquant mon compteur de vitesse, aiguille calée sur 90 km/h, à quoi bon aller vite, j’ai deux mois devant moi, deux mois oisifs et dédiés à moi, à toi, à qui voudra.
Je m’arrête sur le bord de la route, c’est une esplanade de gravier, juste à la sortie de 25 km de champs de maïs, et à l’entrée d’un village dont le nom commence par Saint, ou Castel, ou quelque chose comme ça, je descends ma bouteille d’eau à la main, je fais le tour pour te rejoindre et te sortir de ta torpeur, évidemment, on a beau parler, tu t’endors toujours de toutes manières, et je baisse le son pour mieux t’entendre marmonner les mots des rêves que tu fais toujours pendant nos voyages en voiture, je te réveille en posant ma main sur la tienne, et mes lèvres sur les tiennes, à la manière du Prince de Blanche-Neige, histoire que tu puisses dire à tes copines pour qu’elles se moquent de toi que je suis ton Prince Charmant, tu bailles et t’étires, bombant ton torse et propulsant tes seins légers en avant, je t’offre la bouteille, bouchon ouvert, ésperant que tu t’en foutras partout et que ça dégénerera rapidement, vidant le peu d’eau qui nous restant sur nous.
Je ferme la porte, et nous marchons vers le canal à coté, c’est le même que chez nous, son eau verte, ses platanes encore, mais on s’en fout, c’est pas chez nous, y’a des touristes hollandais sur une péniche dont on se moque, ils ont des vélos accrochés au bord, un réchaud Butagaz et quelques paquets de chips Allemandes, tu me dis 3 mots en allemand et je chante Daniel K, tu ris un peu et on s’assoit pour les observer, essayer de deviner leur vie avant d’arriver sur ce coin perdu de canal.
Lui serait un ex-vendeur de beuh de qualité moyenne dans un quartier résidentiel d’Amsterdam, après avoir vendu plus de 800 tonnes d’herbe à des touristes américain sous le nom de « Willy Wonka’s Weed », il aurait décidé sa femme à partir en France où le climat serait plus agréable pour flâner durant leur retraite.
Elle aurait été une activiste féministe danoise, ancienne lesbienne convaincue ayant déménagé à Rotterdam pour se marier avec son ex (une femme forte qui porte un costard blanc avec une chemise noire col ouvert jusqu’au 3e bouton, et fumant des cigares à l’odeur forte), puis au moment d’adopter un petit bulgare, elle se trouva nez à nez avec lui devant une énorme joint de 3W, et le coup de foudre fait qu’ils partagent leurs chips à l’oignon sur ce Canal, 10 ans plus tard.
Tu me parles de dans 10 ans, d’un travail nul comme si c’était la mine, et dont tu attends le coup de Grisou, moi je te dis que dans 10 ans, on s’en fout, on sera plus ensemble, tu me tapes et tu dis que c’est vrai, mais que je suis nul d’avoir gâché le moment avec ma réalité qui pue.
Je t’embrasse et je bave, tu souris, nos langues toujours entremélées, et tu me serres fort, pour que dans 10 ans, au moins, je m’en souvienne encore.